Une fois encore, cet album de Deerhunter est une petite merveille d’ingéniosité (article réalisé et publié en collaboration avec Still in Rock). Lorsque Deerhunter a annoncé la parution de son nouvel album, Fading Frontier, un mélange de crainte et d’excitation m’a immédiatement envahi. Lui seul est capable d’albums pop formidablement alambiqués, des diamants polis pendant de longues heures dans le but de créer de véritables armes tranchantes, fines lames d’une musique expérimentale toujours poétique. Dans le même temps, son label, 4AD, annonçait « the band’s most complex yet accessible work to date« . Avais-je envie d’un Deerhunter « accessible », d’un Deerhunter décoloré, de 90% de Bradford ? Certainement pas. Et ce n’est pas ce que j’ai eu. Ce nouvel album du groupe n’est pas la copie de ses précédents. Il est parfois plus lumineux, parfois plus (dream) pop (quoi que « Revival » et « Memory Boy« , sur l’album Halcyon Digest était déjà très pop, c’était il y a 5 ans), mais il conserve toutefois la touche Deerhunter. Je voudrai ici revenir un instant sur ce qui a toujours fait - et fait - la beauté de sa musique : sa sensibilité. Cette sensibilité était celle de Johnny Thunders (article), celle des anges déchus, celle des clochards célestes. On la perçoit immédiatement. Certains ont écrit que cet album en manque, qu’il est trop enjoué et trop léger, en somme, pas assez « Deerhunter ». Cela pose en réalité une question sur notre rapport à l’autre. Nous voulons les artistes être égoïstes et géniaux, mais jusqu’où peut-on aller ? Peut-on exiger la détresse des autres pour notre simple plaisir ? Deerhunter n’a ici rien perdu de sa sensibilité, seulement, il l’exprime différemment, à travers une pop qui est plus dreamy, plus spectrale. Il serait, je crois, malvenu de le regretter. Le travail porté sur chaque morceau est sans commune mesure, cette science du détail se révèle un formidable allié, capable de traduire une partie de la complexité du psychique. Nous prêchions déjà l’ésotérisme de la musique de Deerhunter à l’époque de Monomania, lui qui nous faisait « prendre les grandes routes américaines en plein centre-ville« , nous donnait « à ressentir l’humidité d’un orage lors d’une journée de plein soleil« . Cette même complexité est maintenue avec Fading Frontier, contrairement à ce qui a été écrit ici ou là. On se trouve toujours confronté à cet univers qui « frôle la poésie de Faulkner dans un monde où la sensation est reine« , et finalement, Deerhunter délivre une nouvelle œuvre majeure. Et Dieu qu’il est bon de ne pas être dans l’obligation d’écrire une critique sans citer les dizaines de références trop évidentes de l’artiste… « All the Same« , le tout premier morceau, est du même acabit que certains titres de Monomania. Il ne fait aucun doute que ce titre ait pu être le petit frère de « Pensacola« . Alors, lorsque je lis ainsi à quel point Deerhunter s’est éloigné des sonorités de son précédent LP, je me questionne… « Living My Life » est moins convaincant. S’il est vrai que le couplet à 1min40 est imparable, force est de reconnaitre que le reste, sorte de plage pseudo-analogico-électronique, n’est pas vraiment transcendent et que le final se révèle plutôt désagréable. Heureusement, Deerhunter enchaîne avec « Breaker« , un morceau de pop plus rieur. Si l’écoute du refrain est irrésistible, notons à l’inverse que les paroles ne sont pas des plus gaies. Il y a là un de ces paradoxes qui sont chers à Bradford Cox, nous retrouvons ce que nous prêchions sur le dernier album de Mac DeMarco (article), cette capacité à déconnecter le message de la forme artistique qui l’exprime. « Duplex Planet » est lui aussi une nouveauté dans la sphère Deerhunter. Le rythme est y rapide mais on retrouve son attirance vers les sons noisy lorsque le refrain vient saturer sa voix. C’est à la fois Lynchien et exotique sur fond d’orchestration dream pop. « Take Care » nous ramène à des sonorités très bulleuses, une douce chaleur envahit nos tympans et on se laisse porter en plein vers l’univers de Twin Peaks. Seulement, le refrain est un poil en deçà, peut être est-il trop travaillé, trop poli. Seulement, Fading Frontier n’a encore rien dévoilé de ces plus beaux instants. Son successeur, « Leather and Wood« , est un excellent titre, plus proche du son d’Atlas Sound, très noir. On y trouve le Deerhunter expérimental que l’on aime. La diction de Bradford a toujours été quelque chose de fort. Il nous crache les mots au visage, nous empressant de trouver un moyen d’élucider leur signification. Ce titre, le plus calme de tout l’album, se trouve ainsi être l’un des plus violents. « I believe we can fly, I believe anything is real.« « Snakeskin« , le premier single de cet album, n’a rien perdu de sa superbe. La force pop de ce titre est indéniable, voilà bien l’un des hits de l’année 2015. « Ad Astra » se veut lui aussi plus dreamy. Si l’on aime généralement Bradford Cox avec plus d’entrain, on note que « Ad Astra » finit par faire particulièrement sens lorsque la batterie vient relancer la machine. Proche d’un Animal Collective, c’est un Deerhunter particulièrement porté sur les jams analogiques qui se montre à nous, le visage en pleine lumière. C’est finalement à « Carrion » que revient la lourde tâche de conclure cet LP. Il est, à mon sens, le meilleur titre jamais composé par Deerhunter. C’est un sacré statement avec lequel il faut jouer prudemment, mais quel autre titre parvient à réunir les 4 éléments : l’air, le feu, l’eau et la terre. L’air par les magnifiques envolées de chaque refrain, le feu par la puissance blessée de la voix de Deerhunter, l’eau par le fond sonore qui, avec constance, demeure marin, et la terre pour les paroles, ce deep ground que Bradford Cox évoque plusieurs fois. « Please, please, leave » résonne comme le point final d’une nouvelle aventure, d’un autre balade nocturne dans cet esprit martyr de sa propre chaleur. Si on lit finalement souvent sur toute l’humanité que Bradford dégage, c’est précisément grâce à ce type de morceau. On s’émeut d’entendre toute la colère qui habite sa voix, toute la haine qui se mêle à l’amour. La confusion des sentiments est encapsulée par quelques rares anges qui nous rappellent à nos premiers instincts. En voilà un. Au final, Fading Frontier est moins constant que ne l’était Monomania, mais ses plus belles envolées sont du même niveau. Et cela s’explique assez logiquement. Deerhunter fait partie de ces artistes qui ont une méthode. Cette méthode, c’est celle de la construction de ces morceaux, de la façon d’exprimer ses doutes avec constance, l’utilisation de sonorités dissonnantes, de sons noisy, de ces ascenseurs émotionnels quasi bipolaires… La méthode est souvent dénigrée des milieux artistiques, on s’imagine facilement le poète maudit qui écrirait au simple fil de ses inspirations, sans objectif particulier, sans façon de procéder qui soit fixe. Pourtant, des artistes comme Deerhunter prouvent à quel point la constance dans l’expression d’un message artistique doit être encensée. Cela illustre l’une des différences majeures entre romantisme et classicisme. Le premier est constitué de ces artistes et intellectuels capables de trouver la beauté dans la moindre chose. Ils sont bohèmes, sans trop de méthodes, inconstants et le plus souvent dans l’incapacité d’exprimer leur for intérieur. Le classicisme fait référence à ces artistes et intellectuels plus méthodiques, ceux capables des plus grandes oeuvres, parce qu’emprunts d’une volonté de marquer, d’un acharnement qui tourne à l’obsessionnel. Hermann Hesse défend que seuls les seconds sont capables de chef d’oeuvres tandis que les premiers sont voués à rester enfermés dans leur vision particulière du monde. C’est une pensée à contre-courant de celle généralement défendue au 21ème qui voudrait que le romantisme soit le mouvement suprême. Le fait est qu’une méthode se dégage des oeuvres d’art de Bradford Cox qui participent de former l’une des plus grandes discographies des années 2010′. Fading Frontier laisse transparaitre une nouvelle parcelle de cet esprit plus hermétique que les autres, mais aussi plus discursif qu’on ne le dit. Partager :Tweet Laisser un commentaire Annuler la réponse Votre adresse e-mail ne sera pas publié.CommentaireNom* Email* Site Web Oui, ajoutez moi à votre liste de diffusion. Prévenez-moi de tous les nouveaux commentaires par e-mail. Prévenez-moi de tous les nouveaux articles par email.